Fred, le père de Philémon, est mort
Le Monde.fr | 03.04.2013 à 11h03 • Mis à jour le 03.04.2013 à 17h20
Frédéric Othon Aristides alias Fred
"
Le fond de l'air est frais", aimait faire dire Fred à ses personnages pour combler ces grands moments de vacuité auxquels ils étaient parfois confrontés. Le fond de l'air est surtout triste ce matin. De son vrai nom Frédéric Othon Aristidès, l'auteur de bande dessinée est décédé mardi 2 avril à l'âge de 82 ans des suites de complications médicales. Disparaît avec lui l'un des plus grands créateurs de l'histoire du 9e art, alors même que vient de sortir son ultime album,
Le Train où vont les choses... (Dargaud), tout dernier épisode des aventures de
Philémon, l'adolescent à pull rayé qui fit sa renommée. Fred était également l'auteur du
Petit Cirque, chef d'œuvre d'humour féroce et pataphysique publié en 1973 : "
Mon album préféré", nous confiait-il il y a tout juste un mois dans la petite chambre d'une maison de retraite de Seine-Saint-Denis où il vivait depuis un an.
Né le 5 mars 1931 à Paris, Fred commence à dessiner avec passion et régularité dès son plus jeune âge. Il publie très vite un dessin dans le courrier des lecteurs d'un journal pour enfants, et en placer un autre à
Ici-Paris à l'âge de 18 ans, juste avant de partir au service militaire. A son retour, il fait le tour des rédactions :
France Dimanche, Paris-Match, Le Hérisson, Punch, Le New Yorker lui ouvrent leurs colonnes, de même qu'une publication confidentielle appelée
Quartier latin, dirigée par un certain
Georges Bernier, le futur
Professeur Choron. C'est avec lui, et
François Cavanna, que Fred crée
Hara-Kiri en 1960. Il en devient le directeur artistique et réalise les 60 premières couvertures du "
journal bête et méchant", ainsi que des contes illustrés et des chansons.
SÉRIE D'UNE POÉSIE INOUBLIABLE
Doté d'un coup de pinceau unique, mélange de charbon et de coups de serpe, Fred se lance parallèlement dans des récits de bande dessinée plus consistants, comme
Les Petits Métiers, Le Manu-Manu, Tarsinge l'homme-zan et
Le Petit Cirque. En 1965, il donne vie au personnage de Philémon, un adolescent aux pieds nus ouvert à toutes les rêveries.
Le Journal de Spirou refuse sa toute première histoire, un récit d'une quinzaine de planches appelée
La Clairière des trois hiboux. Pas
Pilote, alors dirigé par
René Goscinny. Le public tardera à suivre, avant de porter aux nues, cette série d'une poésie inoubliable, dont le premier tome se déroule sur la lettre A de l'océan Atlantique. Sous l'influence consciente (ou inconsciente) de
Lewis Carroll et
Winsor McCay (le père de
Little Nemo), Fred s'amuse à bousculer les codes narratifs de la bande dessinée, détournant à son profit l'art du collage (de préférence des gravures anciennes) et celui du cadrage.
Un génie est né. Il entreprend dans le même temps une carrière de scénariste, ce qui ne l'enchante qu'à moitié, mais lui donne l'occasion de travailler avec des dessinateurs comme
Jean-Claude Mézières, Georges Pichard, Mic Delinx ou encore
Alexis, avec qui il crée la série "
Time is Money", une désopilante et décalée adaptation du thème de la machine à remonter le temps. Fred est maintenant un artiste sollicité de toutes parts.
Jacques Dutronc lui demande d'écrire des chansons, ce qu'il fera en cosignant le tube
Le Fond de l'air est frais, mais aussi en réalisant deux livres-disques pour enfants :
La Voiture du clair de lune et
Le Spectre. Il écrira plus tard une quarantaine de court-métrages pour la télévision, mis en scène notamment par
Jacques Rouffio.
Suivront dix années d'expérimentations diverses : autoédition (
Magic Palace Hôtel, Parade), portfolio (
Manège), imagerie d'Epinal (
La Magique Lanterne magique), illustration littéraire (Le
Journal de
Jules Renard, parue initialement dans
Le Matin de Paris)... Mais Fred a des vagues à l'âme, souffre des affres de la création et n'échappe pas à quelques excès qui vont abîmer sa santé. En 1993,
L'Histoire du corbak aux baskets inaugure le début d'une autre série, où l'auteur aborde par métaphore sa tendance à la dépression. Suivront
L'Histoire du conteur électrique, puis
L'Histoire de la dernière image, sur le thème de la mort.
DON POUR L'IMPROVISATION
Fred va alors peu à peu à commencer à disparaître du paysage de la bande dessinée francophone. Un projet ne cessera cependant de le hanter : terminer la dernière histoire de Philémon, commencée il y a vingt-cinq ans, puis reprise mille fois avant qu'une opération du cœur ne lui fasse comprendre qu'il n'avait plus assez de dextérité pour y parvenir. "
Je me suis rendu compte en sortant de l'hôpital que je ne pourrai plus jamais dessiner, nous disait-il ce jour-là, à la veille de son 82e anniversaire.
Le dessin n'est pas qu'une affaire de représentation graphique sur du papier, c'est aussi une question de mémoire. Je dessinais depuis l'âge de 4 ou 5 ans. Et jamais je ne pensais que cela pourrait s'arrêter un jour."
A la faveur d'une pirouette dont il a le secret, Fred a finalement pu compléter l'album de la dizaine de pages qui lui manquait, faisant ainsi honneur à ce don pour l'improvisation qui a toujours caractérisé son œuvre. Le vieil homme nourrissait alors un autre espoir : voir sur grand écran l'adaptation cinématographique de Philémon par le réalisateur et producteur canadien
Roger Frappier, à qui il s'apprêtait à accorder les droits d'exploitation, après avoir farouchement refusé tous les projets en ce sens pendant des décennies. Conscient que ses problèmes de santé récurrents l'empêcheraient de voir ce film avant sa réalisation, Fred trouvait le moyen de s'en amuser : "
Je le regarderai peut-être des nuages. Je serai alors assis au premier rang, avec je n'ose pas dire 'Dieu' à côté de moi." Fred est mort. Il n'y a plus de saisons.
Frédéric Potet